Peut-on et comment concilier évolution des pratiques agricoles en faveur de la protection des ressources naturelles et meilleure valorisation des produits pour une juste rémunération du travail des producteurs ? C’est à cette question qu’a tenté de répondre le projet VALRESEAU, au travers de l’analyse d’une diversité d’initiatives en production laitière, dont un des points communs est d’engager des collectifs d’éleveurs dans la conception du projet et /ou son développement. Le rapport qui en découle est un point d’étape dans une transformation en cours des filières laitières permettant de clarifier la diversité de ces initiatives, les dimensions en jeu, les conditions d’émergence et les facteurs de pérennité.
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Quelles sont les conditions d’une coopération fructueuse entre acteurs, et qui permette de concilier changements de pratiques agricoles en faveur de l’environnement et meilleure valorisation économique des produits ?
La question au cœur du projet VALRESEAU a émergé lors de travaux conduits avec le Creseb sur l’évaluation socio-économique des changements de systèmes de production, sur les territoires de la Haute Rance et du Couesnon (2016-2019).
Les auteures ont réalisé un travail de repérage et d’analyse d’initiatives innovantes et donnant une place à la préservation de l’environnement. Les réunions avec les agriculteurs, menées dans ce cadre, ont mis en évidence de fortes préoccupations autour du prix du lait, au sortir de la crise du lait de 2015 et dans un contexte de fluctuations du marché et de tendances à la diminution de la consommation de viande et de certains produits laitiers. Ces préoccupations restent au cœur de l’actualité, alors que les programmes visant une évolution des pratiques agricoles se multiplient.
Les initiatives analysées engagent une diversité d’acteurs : agriculteurs, transformateurs, collectivités locales…. Souvent récentes, ces initiatives émergent au sein des filières et circuits existants ou à côté, et ne sont pas stabilisées, ouvrant une diversité de possibles.
Une approche sociologique basée sur des études de cas
Le projet a été conduit par une équipe composée de sociologues et d’une économiste du GERDAL et de l’ESA d’Angers. La méthode déployée repose sur une analyse d’études de cas, avec une large place donnée au point de vue des acteurs, dans leur diversité. Plus de soixante-dix entretiens ont ainsi été menés. Les données ont aussi été recueillies dans le cadre de démarches de recherche-action où le GERDAL intervient en appui à certaines de ces initiatives.
L’analyse repose ainsi sur 17 études de cas :
Cas bretons : La Laiterie Paysanne, Saveur au gallo, Terres de Sources, Mont Lait Petit Breton (Triballat)*, Lait’Sprit d’Ethik, Groupe d’éleveurs herbagers, Groupe d’éleveurs bio très herbagers et leur laiterie, Groupe des éleveurs de Belle île en Mer*
Cas hors Bretagne : AOP Comté, Couleur de ferme, Lait C’est qui l’Patron*, Fromagerie Bio du Maine, Projet Maroilles, Paysans fromagers nantais, Cœur de Massif*, Fromagerie des Murets*, Démarche SAVENCIA non OGM*
*6 cas ont fait l’objet de fiches descriptives détaillées (Cf. Rapport final du projet VALRESEAU).
Les cas ont été analysés à travers les questions suivantes :
Comment l’articulation entre enjeux environnementaux et enjeux de filière est-elle discutée ?
Quelles questions cela pose pour les différents acteurs ? Quels acteurs portent quels enjeux, formulent quelles préoccupations ou objectifs ? Qu’est-ce qui fait débat dans la prise en compte des enjeux ? Quelles alliances possibles ?
Comment cette articulation se traduit concrètement dans les initiatives et démarches mises en œuvre, par exemple à travers un cahier des charges de production ?
Est-ce que la mise en place de cahiers des charges est assortie d’un meilleur prix payé aux producteurs ? ou bien d’une autre forme de valorisation ?
Quels sont les rôles des différents acteurs ?
Et notamment comment les producteurs sont-ils impliqués dans l’émergence de ces initiatives, dans les négociations et la gouvernance de ces initiatives ? Quelle place ont les acteurs publics et comment sont-ils impliqués dans les réflexions ?
Décrire et caractériser les initiatives : proposition d’une typologie
Les critères
Dans un premier temps, les initiatives étudiées ont été décrites de façon à identifier les facteurs clés des démarches engagées. Les initiatives ont ainsi été classées au regard des critères suivants :
- Les acteurs à l’origine de l’initiative, ce qui permet de mettre en évidence les conditions différentes d’émergence des 17 projets ;
- Les évolutions des interactions entre acteurs et la nature des transformations opérées sur le plan opérationnel, au sein de la filière, pour analyser comment les négociations s’opèrent entre les acteurs et comment la gouvernance de la démarche émerge et se structure ;
- Les partenariats développés pour mettre en place l’initiative, les acteurs associés. Ces partenariats étant divers, ils conditionnent aussi fortement l’évolution de la démarche ;
- Les caractéristiques du territoire concerné qui permettent d’enclencher plus ou moins facilement une démarche innovante de valorisation de produits ;
- Les évolutions de pratiques agricoles proposées, leur ambition et leur déclinaison concrète, via un cahier des charges notamment ;
- La valorisation du métier d’éleveur et des produits, pouvant se traduire par l’intégration d’une stratégie marketing dans les initiatives étudiées.
Quatre types d’initiatives identifiés
Les 2 premiers critères – les acteurs impliqués au départ, et la nature des transformations opérées dans la filière – apparaissent comme étant les plus discriminants pour identifier différents types d’initiatives. L’étude propose ainsi de distinguer 4 types d’initiatives :
- TYPE 1 : La création d’une marque et la réorganisation des acteurs autour de cette marque dans une filière existante. Les acteurs à l’origine de l’initiative sont internes à la filière existante et les initiatives développées s’ancrent dans une démarche environnementale globale, non territorialisée (par exemple le changement climatique, la réduction des déchets, le non OGM). Les auteures ont distingué 2 sous-types de portage : par une entreprise familiale implantée localement ou un groupe multinational, car la taille de l’entreprise de transformation et son ancrage local jouent beaucoup sur la manière dont se développe l’initiative ;
- TYPE 2 : Le réagencement des acteurs et de la filière elle-même, avec un rôle particulier d’un nouvel acteur : les consommateurs. Pour ce type, les initiateurs de la démarche visent à enclencher une réflexion sur la valorisation sociale du métier et la rémunération des producteurs ;
- TYPE 3 : La création d’un nouvel outil de transformation, généralement à l’initiative de producteurs, plus ou moins en partenariat avec – ou incité par – un autre acteur (collectivités locales ou organismes de développement). Ces initiatives souhaitent « remettre en cause le système existant » ;
- TYPE 4 : L’implication d’acteurs extérieurs à la filière (collectivités locales, associations, pouvoirs publics, …) au nom d’enjeux de territoire et de protection des ressources, comme moteur de la mobilisation. Il s’agit pour ce type d’initiatives de mettre en avant un bien commun, avec un ancrage local fort.
Des facteurs de réussite multidimensionnels, à combiner et adapter au cas par cas
Dans une seconde partie, le rapport analyse de façon transversale les dimensions en jeu dans les processus de création et de développement des initiatives étudiées, pour identifier des conditions et facteurs de réussite (« réussite » selon les acteurs rencontrés et les critères qu’ils mettent en avant), ou de pérennité de ces initiatives.
Les initiatives étudiées mettent en jeu quatre dimensions
Les auteures montrent ainsi que les démarches innovantes de valorisation du lait mettent en jeu quatre dimensions principales. La prise en compte de ces différentes dimensions est déterminante pour faciliter la réussite des initiatives engagées :
Une dimension économique
Cette dimension centrale renvoie à l’adéquation entre l’offre et la demande (positionnement du produit sur le marché), dans certains cas à la rentabilité économique d’une entreprise nouvellement créée (capacité de l’entreprise à créer de la valeur), ou au coût d’investissement d’un nouvel outil de transformation, mais également au prix du lait payé aux producteurs et à l’effet sur leurs revenus. Il est ici question du partage de valeur entre acteurs.
Une dimension technique et environnementale
Cette dimension concerne tous les aspects de la conduite technique des activités de production du lait, de transformation et de mise en marché. Ces aspects renvoient plus généralement à la notion de qualité du produit proposé, nécessitant un certain degré de maîtrise technique de la part des acteurs de la filière. C’est une notion centrale pour les agriculteurs, à travers la qualité intrinsèque du lait, et la qualité environnementale via les pratiques. Mais cette notion de qualité peut elle-même renvoyer à différentes conceptions selon les démarches et les acteurs concernés (faible impact environnemental, bénéfice pour la santé, produit local, etc…).
Une dimension sociologique
Elle concerne les formes d’organisation des acteurs, et les relations entre eux. Cela recouvre d’une part les dynamiques socio-professionnelles agricoles en jeu (dont la prise en compte permet d’adapter le dispositif de travail) et d’autre part le positionnement des producteurs dans la population sur un territoire donné.
Une dimension politique
Cette dernière dimension renvoie à la fois aux acteurs politiques en présence et aux instruments de l’action publique mobilisables. Elle peut aussi concerner des enjeux de positionnement des structures d’accompagnement des acteurs.
Ces quatre dimensions entrent toutes en jeu dans les initiatives étudiées, mais selon des combinaisons et des degrés qui sont propres à chaque cas.
Des contextes spécifiques qui offrent des conditions plus ou moins favorables
L’analyse met également en évidence des éléments de contexte sur lesquels il n’est pas forcément possible de jouer, et qui constituent des points d’attention pour les porteurs de projets :
- Les caractéristiques pédoclimatiques et des conditions de production ;
- L’existence de certaines orientations ou instruments de politiques publiques ;
- L’échelle du territoire ou le nombre de producteurs concernés, suivant qu’il s’agisse d’une initiative d’un petit groupe, ou d’une entreprise de taille nationale et internationale ;
- L’existence ou non d’une organisation de producteurs (OP) et sa taille, qui vont jouer sur la manière d’engager les producteurs dans une démarche et déterminer fortement les possibilités de négociation (de la rémunération, des modalités du cahier des charges, de la gouvernance…) ;
- Les conditions de marché, notamment la taille et le niveau de concurrence, ainsi que le type d’acteurs économiques en place ;
- Le type de produits autour desquels s’organise l’initiative au départ, et leur positionnement sur le marché (avec un contexte plus ou moins concurrentiel) ;
- Les caractéristiques du tissu professionnel agricole (plus ou moins hétérogène ou clivé, par exemple), la dynamique des acteurs institutionnels qui interviennent dans et autour de l’agriculture ainsi que l’historique de leur relation.
Quels sont facteurs de réussite communs aux initiatives étudiées ?
Les facteurs favorisant l’émergence et la pérennité des initiatives sont de natures très diverses. Ils ont été dégagés à partir de l’analyse des processus et des actions mis en œuvre par les acteurs eux-mêmes. Les auteures dégagent plusieurs enseignements génériques des cas étudiés.
Articuler offre et demande et sécuriser des débouchés
Les auteures relèvent notamment l’importance de mener une étude de marché sérieuse et précise (avec l’aide d’experts) pour poser les conditions de faisabilité d’une nouvelle unité de transformation ou d’une nouvelle gamme de produit. Dans le premier cas, « commencer petit » via des phases de test (développement et marketing) pour développer et sécuriser, voire diversifier les débouchés, limite les risques.
S’engager dans la durée, dans le cas de dimensionnement et financement d’un nouvel outil de transformation
Les nouvelles entreprises créées sont majoritairement de statut coopératif avec l’objectif de « reprendre la main » sur la valorisation des produits et de réduire la dépendance à un industriel laitier. La création d’un outil de transformation met du temps (parfois 6 à 7 ans). Ce temps est nécessaire pour construire l’organisation entre les éleveurs et travailler sur les différents aspects du projet, qui sont multiples et souvent complexes à traiter.
Définir un cahier des charges de production garantissant la prise en compte des enjeux environnementaux et justifiant d’un prix plus élevé
Cela requiert un processus de négociation au cas par cas pour définir un degré d’exigence sur les pratiques et l’alimentation des vaches, les étapes pour parvenir à la maitrise de nouvelles techniques, etc. A ce cahier des charges de production est associé un prix également négocié en lien avec les changements de pratiques envisagés.
Mobiliser les acteurs sur la durée et renforcer les collectifs
Les modes d’organisation et de relation au sein des agriculteurs et avec les acteurs d’amont et d’aval, sont constitutifs d’une situation ou d’un contexte donné. Une bonne connaissance des caractéristiques de ces dynamiques sociales et socio professionnelles (il existe ou non des collectifs d’agriculteurs, une OP, il y a telle relation établie entre tel et tel acteur, etc.) permet d’adapter le dispositif de travail en conséquence : qui réunir (ou non), à quels moments, pour discuter de quoi, traiter quelle question… c’est un point très sensible dans la réussite des projets.
Inscrire l’initiative dans l’espace politique local
Les collectivités locales peuvent jouer des rôles facilitateurs (explicitation des enjeux environnementaux, promotion des initiatives, développement de débouchés en restauration hors domicile, soutien financier…). Elles peuvent développer des politiques publiques de promotion de projets territorialisés (liés à l’alimentation, la préservation des ressources, la biodiversité…), ou de l’approvisionnement durable en restauration collective (Egalim) et jouent toute leur place dans ces initiatives.
Un facteur transversal de réussite : pérennité et rigueur de l’accompagnement
Les auteures rappellent qu’une animation de la démarche peut être un facteur de réussite important – et qui relèvent de compétences spécifiques – notamment pour :
- Apporter des compétences de méthode pour animer efficacement les réunions dans une perspective opérationnelle de formulation et de résolution de problèmes
- Mobiliser des connaissances, informations, expertises, en réponse à des questions qui se posent et assurer les conditions « de leur utilité »
- Aider les agriculteurs à se positionner vis-à-vis des autres acteurs
- Tenir le fil sur la durée : un rôle de pivot, d’interface et de veille stratégique, qui permet d’anticiper et de traiter les nombreuses difficultés qui émergent au fil de la démarche.
Au final, il ressort de cette étude que l’articulation entre préservation des ressources naturelles et meilleure rémunération des producteurs est à construire au cas par cas. En effet la transition est un processus qui s’inscrit dans la durée et dont les points de passage ne peuvent pas être définis à l’avance. Les auteures formulent des recommandations et évoquent les points de vigilance à même d’aider des porteurs de projet dans ces démarches complexes et qui demandent du temps pour émerger puis s’installer de façon durable.
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Pour aller plus loin
Depuis 2011, le Creseb est interpellé sur la question des liens entre activités agricoles et gestion des ressources en eau.
Le Creseb accompagne des projets de recherche sur cette thématique, organise régulièrement des journées d’échanges avec les scientifiques et les acteurs de la gestion intégrée de l’eau. De nombreuses ressources documentaires sont également référencées sur son site.
Retrouvez ici l’ensemble des contenus référencés sur le site du Creseb ayant attrait à l’agriculture.
Retrouvez ici les travaux conduits sur les changements de système de production agricoles.